Connaissances générales et universalité du travail sociologique

Howard Becker

Un travail de sociologie est-il intelligible partout dans le monde, ou dépend-il au contraire d’idées, de concepts et d’objets spécifiques qui sont compréhensibles à certains endroits mais pas à d’autres ? C’est sans doute la seconde option qui l’emporte, du moins en l’absence de formation approfondie. Il est évident, par exemple, qu’une partie de ce que nous – et ici, ce « nous » fait référence aux Nord-Américains – produisons en tant que sociologues restera incompréhensible pour quiconque ne possède pas les « connaissances générales » (background knowledge) que nous avons acquises sans réfléchir alors que nous grandissions en Amérique du Nord et que nous apprenions les choses que savent tous les adultes compétents. De même, nous ne comprendrons pas tout ou même partie, parfois, de la production sociologique étrangère.

Ce problème évoque celui, plus familier, qui survient lorsque l’on tente de traduire d’une langue à une autre certains mots, certaines phrases ou certaines idées qui sont intraduisibles, comme nous l’avouons parfois en baissant piteusement les bras. Ce problème de traduction a des conséquences importantes sur ce que peuvent faire les chercheurs en sciences sociales désireux de communiquer, d’enseigner et d’apprendre au-delà de leurs frontières nationales, ainsi que sur les effets possibles de leurs activités. Si les mots, et les actions qui leur sont connectées, ne peuvent pas être traduits, il nous faut alors accepter de tirer un trait sur le rêve d’une science sociale internationale.

Je commencerai en donnant quelques exemples du problème, pour que nous ayons la même chose en tête quand je développerai mon idée. Tout d’abord, un exemple spécifiquement nord-américain : le base-ball. Même si je crois que ce sport est de plus en plus répandu, dans la mesure où beaucoup d’excellents joueurs originaires des Caraïbes, d’Amérique du Sud et du Japon viennent maintenant jouer aux États-Unis, il semblerait que, pour la plupart des gens ayant grandi hors des États-Unis, il reste excessivement difficile à comprendre : le spectateur doit avoir au préalable assimilé des dizaines de règles ésotériques s’appliquant à des situations spécifiques.

Je me souviens d’avoir assisté à un match d’enfants de dix ans, dans un parc, à côté d’un collègue français intelligent, perspicace et jouant à l’anthropologue, qui essayait d’en comprendre les règles[1]. Je lui expliquai patiemment que le pitcher (lanceur) lance la balle au batter (batteur), qui peut décider de la frapper ou non. Si ce dernier ne frappe pas et que la balle arrive dans une strike zone (zone de prise) soigneusement définie (entre les épaules et les genoux et over the home plate, c’est-à-dire « au-dessus du marbre »), une zone dans laquelle on peut raisonnablement s’attendre à voir le batter frapper la balle avec sa batte, le lancer est considéré comme un strike (une « prise »). Mais si le batter s’abstient de frapper et que la balle arrive en dehors de cette zone, le lancer est alors considéré comme un ball (balle). Précisons que dans les matchs professionnels, un arbitre se tient derrière le catcher (receveur) pour décider de la nature du lancer. Si le batter essaie de frapper la balle et la rate, c’est également un strike. S’il réussit à frapper la balle et l’envoie vers le terrain de jeu, c’est un hit (coup sûr), ce qui signifie que le batter peut essayer d’atteindre la première base (le premier but) avant que les joueurs défenseurs sur le terrain ne récupèrent la balle et ne l’y envoient. Si ces derniers y arrivent, ou attrapent la balle avant qu’elle ne touche le sol, le batter est alors éliminé. Après quatre balls, le batter obtient la première base, tout comme s’il avait frappé la balle. En revanche après trois strikes, il a « struck out » (frappé en dehors), son tour à la batte s’achève et le batter suivant entre dans la partie.

Alors que je lui expliquai tout cela, mon collègue français regardait attentivement la partie et absorbait une grande quantité d’informations ésotériques en un temps très court. En tant que quasi-anthropologue, il en était capable. Mais à ce moment-là, l’un des petits garçons à la batte tenta de frapper la balle et la rata. En toute logique, c’était le troisième strike et il devait être éliminé. Cependant, au dernier moment, le catcher laissa la balle s’échapper, à la suite de quoi le batter couru jusqu’à la first base et fut « sauvé ». Mon ami s’écria : « Pourquoi n’est-il pas éliminé ? Il a essayé de frapper, il a raté trois fois, et tu m’as dit que ça voulait dire qu’il était éliminé ! » J’essayai alors de lui expliquer une règle qui ne s’applique que rarement : si le catcher laisse tomber la balle, cela constitue un dropped third strike (troisième prise non attrapée), le batter est alors autorisé à courir comme s’il avait fait un hit. Dès lors, mon collègue, malgré toute sa patience, en eut assez et refusa de continuer à regarder un spectacle aussi illogique.

En écrivant à propos du base-ball, que ce soit comme vrai sujet d’investigation ou comme illustration d’un certain phénomène sociologique, je ne peux rien considérer comme acquis lorsque j’envoie mes écrits à des lecteurs originaires d’autres pays. Mais ce n’est là que le début du problème. Les métaphores tirées du base-ball sont au fondement de la description de nombreux phénomènes qui n’ont rien à voir avec ce sport. Nous avons aujourd’hui, en Californie et dans d’autres États, ce que nous appelons le plus souvent la loi des three strikes (Trois strikes et tu es éliminé). Dans le contexte de la justice criminelle, cela signifie que si une personne est reconnue coupable d’un crime pour la troisième fois, elle va automatiquement en prison à perpétuité ; le surnom de la loi fait donc référence à une convention propre au base-ball qui sert à expliquer quand un joueur est éliminé. Comment comprend-on cette loi quand l’on ne connaît rien au base-ball ? Ou, sur une note moins sérieuse, que comprend un lecteur étranger quand on lui raconte qu’un jeune homme qui rentre seul chez lui après un samedi soir passé dans un bar a struck out ? Est-ce qu’il comprend, comme le ferait un Nord-Américain, qu’il n’a pas trouvé le partenaire sexuel espéré et qu’il est rentré bredouille ? (Question subsidiaire : est-ce qu’un tel lecteur comprend ce que veut dire un garçon adolescent quand il dit ne pas avoir été plus loin que la second base avec la jeune fille avec qui il avait rendez-vous ?)

Tout cela pose une question plus sérieuse : comment puis-je écrire quelque chose qui sera à la fois compréhensible pour mes collègues américains et pour mes collègues étrangers, lesquels ne possèdent généralement pas ces « connaissances générales » que je présuppose quand j’écris à mes compatriotes ? Il ne s’agit pas ici d’un simple problème de lacune linguistique de la part du lecteur, car – c’est ce que nous enseigne Wittgenstein sur la manière dont le langage tire sa signification des formes de vie qui s’y incarnent – ne pas comprendre les mots, c’est ne pas comprendre les pratiques sociales. Toute recherche, tout résultat, tout élargissement de ces résultats à un cadre plus général (c’est ainsi que j’aime à définir la « théorie ») présupposent un grand nombre de connaissances de la part du lecteur.

C’est ce que démontre clairement ma propre expérience, alors que j’apprenais un peu à naviguer dans la langue française. À l’époque où j’écoutais tous les jours le « Journal de 20 heures » sur TV5 Monde, par exemple, j’entendais régulièrement des mots inconnus. Un jour, j’entendis le mot « smicard ». Que dois-je savoir pour comprendre à quoi fait référence ce mot que comprend n’importe quel petit Français de douze ans normalement éduqué ? Je dois d’abord comprendre que le suffixe « -ard » indique une personne qui possède la caractéristique décrite par la partie du mot auquel ce suffixe est attaché. J’ai découvert relativement rapidement (mais ça n’a rien d’évident, j’ai dû consulter Wikipédia) que le smic est l’acronyme de « salaire minimum interprofessionnel de croissance », ce qui correspond plus où moins à ce qu’on appelle aux États-Unis le minimum wage. Une rapide analyse m’avait donc convaincu qu’un smicard était une personne qui vivait avec ce que j’avais identifié comme l’équivalent du minimum wage.

Prenons un exemple plus général : l’argent. Et plus précisément, la blague américaine qui veut que le succès de la chaîne de cafés Starbucks repose sur sa capacité à nous faire payer 2,50 dollars une tasse de café de 50 cents. Comment cette blague peut-elle « voyager » ? Les lecteurs français la comprennent-ils ? Les Russes ? Les Chinois ? Les Tunisiens ? Et, sinon, que ne comprennent-ils pas, exactement ? Les mots faisant référence à l’argent ? Probablement pas, le dollar est connu partout. Le prix d’une tasse de café ? C’est possible, car tout le monde ne sait pas qu’une tasse de café coûtait autrefois 50 cents, et pour eux, la référence ne sera alors pas complètement intelligible ; ils n’ont peut-être pas en tête une échelle pratique des prix conventionnels. Y a-t-il des endroits où l’on n’a jamais entendu parler du café ? Je ne crois pas, mais qu’est-ce que j’en sais, en définitive ? Y a-t-il des endroits où l’unité monétaire locale n’a pas de valeur stable d’un jour à l’autre, ou en tout cas jamais assez longtemps pour que l’on puisse attacher une signification précise à une somme précise ? Cela, très certainement. Dans les pays qui connaissent une inflation violente, les gens sont précisément dans cette situation, comme l’étaient les Brésiliens à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Ils pouvaient utiliser l’inflation elle-même comme métaphore, mais une somme spécifique ne pouvait rien signifier de stable.

David Antin, dans son texte brillant « The Currency of the Country » (Antin, 2012), fait une analyse profonde de l’interpénétration du langage, de l’organisation sociale et financière et des coutumes, sous couvert de raconter l’histoire d’un pays imaginaire dont l’air est si pollué par l’industrie que les individus ne peuvent survivre que grâce à de l’air pur stocké dans des réservoirs. Ces réservoirs sont très chers, et ne peuvent donc être utilisés que pour des bonnes raisons. Par conséquent, seuls les nantis peuvent se permettre d’avoir de l’air respirable dans plus d’une pièce de leur maison ou de leur appartement, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer pour la vie de famille, les rencontres amoureuses, etc. Ce qu’il y a sans doute de plus instructif dans l’histoire d’Antin, c’est son analyse de la manière dont les formes linguistiques communes incarnent cette situation. Par exemple, dans ce monde, un homme très riche peut être décrit comme « celui qui peut faire l’amour dans sa propre maison », ce qui signifie qu’il a assez d’argent pour se permettre de fournir deux pièces en air respirable, alors que la plupart des gens doivent se débrouiller avec une seule pièce, et ne peuvent pas avoir une pièce exclusivement consacrée aux plaisirs du sexe. Ils sont contraints de transporter leur réservoir à l’extérieur, dans une pièce isolée, et de se dépêcher de consommer leur liaison avant de manquer d’air.

Les différents genres de « contrats » de travail dans plusieurs pays fournissent des exemples plus réalistes et plus conséquents pour les sciences sociales. J’ai mis le mot « contrat » entre guillemet pour souligner que l’idée française selon laquelle n’importe quel travail implique, implicitement ou explicitement, un contrat indéfini et juridiquement exécutoire n’est pas très répandue aux États-Unis. Aux États-Unis, un travailleur peut être « viré » pour n’importe quel motif, à moins qu’il ne bénéficie, chose de plus en plus rare, de la protection d’un syndicat, ou que son renvoi soit discriminatoire en raison de sa race, de son genre ou de quelque autre caractéristique « protégée », auquel cas il sera en mesure d’entreprendre une action légale.

Voici un exemple tiré de ma propre spécialité, la sociologie des arts. Les travailleurs du domaine de la musique et du théâtre travaillent le plus souvent de manière sporadique. Quelques-uns ont la chance d’avoir une place permanente au sein d’une compagnie théâtrale, d’une maison d’opéra ou d’un orchestre symphonique ; les autres travaillent pour diverses organisations qui ne leur fournissent pas d’emploi continu. Aux États-Unis, un artiste de spectacle qui a du succès se débrouille pour construire un réseau d’employeurs potentiels qui le connaissent de réputation comme quelqu’un de compétent et de fiable. Qu’il le démontre en personne ou qu’il se repose sur des collègues pour vanter ses mérites, ce n’est que grâce à ce réseau qu’il peut plus ou moins travailler en continu. Les artistes qui ont moins de succès mènent généralement de front une seconde activité (les musiciens nord-américains l’appellent le day job[2]), ou bien dépendent d’une forme quelconque d’aide gouvernementale (aux États-Unis, cette aide est appelée unemployment insurance (assurance chômage) – mais, bien souvent, les artistes de spectacle n’y ont pas droit.

Un sociologue des arts américain se renseignant sur le cadre de travail des artistes de spectacle français remarquera tout d’abord l’omniprésence du terme « intermittent », et comprendra assez vite que ce mot ne recouvre pas la même signification qu’à New York ou à Chicago, à savoir un artiste qui parfois travaille et parfois ne travaille pas. « Intermittent » fait en France référence à une catégorie de travailleur légalement définie, et dont les membres, s’ils font les choses comme il faut, peuvent profiter d’un genre particulier d’assurance, une assurance spécialement conçue pour les travailleurs des arts. Pour avoir droit à cette aide, ils doivent avoir travaillé un temps minimum, avoir eu un certain nombre d’emplois et avoir touché un nombre précis de « cachets ». S’ils remplissent toutes les conditions, ils seront alors payés tout le reste de l’année. Les artistes nord-américains n’ont pas un tel matelas pour amortir l’incertitude inhérente à leur profession.

Quand la recherche sociologique sur le travail des artistes en France nous apprend que la première préoccupation économique des artistes est de trouver un moyen efficace de toucher un nombre suffisant de cachets, et qu’offrir des cachets à un artiste qui en a besoin est bien souvent un outil de négociation pour l’employeur (Menger, 2009, ou Perrenoud, 2007), nous ne sommes pas particulièrement surpris – à condition de savoir ce qu’est un « intermittent » ou un « cachet ». Sans cette connaissance, nous sommes dans la situation de l’anthropologue essayant péniblement de comprendre le base-ball.

L’intraductibilité prend toute son importance lorsque l’on parle de connaissances culturelles générales qui sont intrinsèquement vagues et dures à définir. La première fois que je suis allé au Brésil, en 1976, j’ai rapidement été confronté au mot « malandro », une sorte de catégorie sociale que tout le monde avait l’air de comprendre, sauf moi. Les traductions françaises (et anglaises) proposent généralement « voyou », « coquin », « vaurien », et d’autres mots du même tonneau qui ne rendent pas compte du charme, de l’élégance et d’autres traits propres à cette catégorie. Je décidai finalement, en mon for intérieur, que la meilleure traduction en anglais américain contemporain était sans doute hustler[3], cependant la meilleure manière de se représenter un malandro est je crois de penser à Mackie dans L’Opéra de quat’sous de Brecht, qui incarne parfaitement ce type. Le sociologue brésilien Antonio Candido a d’ailleurs consacré quelque vingt-quatre pages à explorer les connotations de malandro (Candido, 1995), en s’appuyant avant tout sur l’analyse d’œuvre de fiction dont le personnage principal incarne le type même du malandro.

J’ai progressivement eu l’intuition de ce que cela signifiait grâce au contexte dans lequel le mot était utilisé, aux personnes qu’il décrivait et aux tentatives qui furent faites de m’en expliquer le sens. C’est généralement ainsi qu’on en vient à apprendre ce que signifient les mots « étrangers ». Mais apprendre ce genre de chose signifie – tout le monde le sait – apprendre à participer à une culture, et dans le cas présent, apprendre à quoi s’attendre et comment réagir quand une personne est décrite comme un malandro. Si j’ai appris ce qu’était un malandro, alors j’ai appris, au moins un petit peu, à être une sorte de Brésilien.
Ici, nous touchons au cœur du problème posé par l’internationalisation des sciences sociales, et plus particulièrement de la sociologie. Combien de chercheurs en sciences sociales, et dans quels pays, feront l’effort d’essayer de comprendre ce que signifient malandro, « intermittent du spectacle », ou les usages métaphoriques de la terminologie du base-ball (ou les règles du cricket, un autre sport difficile à comprendre et qui incarne des idées nationales importantes dans de nombreux pays, et dont le vocabulaire représente également dans ces pays une importante ressource métaphorique), toutes ces connaissances parfois nécessaires à la compréhension d’un travail de recherche ? Et, étant donné que bien peu de chercheurs se donneront cette peine, voire aucun, comment les institutions dédiées à la communication savante peuvent-elles faciliter ou au contraire entraver ce processus d’apprentissage ?

En tenant compte de ces difficultés, comment un chercheur en sciences sociales peut-il écrire en utilisant pleinement tout ce qu’il sait des activités sociales qu’il a étudiées dans sa propre société tout en restant intelligible pour un lecteur issu d’un autre pays et d’une autre tradition culturelle ? Et non seulement intelligible, mais, et c’est bien plus difficile, intéressant ? Cela dit en gardant à l’esprit que tout ce qui nous apprend quelque chose sur une situation sociale repose nécessairement sur une longue série de concepts fondateurs implicites – le dropped third strike (la troisième prise manquée) est un exemple trivial mais caractéristique de ce type de concepts –, ainsi que sur un ensemble d’interprétations concernant la manière dont il convient de se servir de ces concepts de diverses manières métaphoriques.

Le problème de l’incompréhension ne se manifeste pas toujours d’une manière aussi évidente que l’incapacité à comprendre les règles du base-ball. Les Européens ne disent pas : « Je ne sais pas ce qu’est la loi des three strikes », non, ils jettent un coup d’œil au livre, le feuillettent, puis le mettent de côté, le déclarant « trop américain » pour être intéressant pour quiconque ne partage pas ce mode de vie. Les sociologues des arts américains, eux, diront d’une manière plus ethnocentrique : « Bon, ça ne parle pas de l’Amérique, alors pourquoi est-ce que je devrais m’y intéresser ? » Oui, oui, j’ai bien entendu des chercheurs respectés dire cela à propos d’excellents ouvrages de sociologie française.

De temps en temps, des éditeurs ou des traducteurs, espérant peut-être intéresser des lecteurs potentiels qui auraient tendance à manifester la même absence d’intérêt, décrivent un livre d’une manière fallacieuse, sans doute pour le rendre plus intelligible aux yeux d’un lectorat disposant de « connaissances générales » différentes. Je me souviens très clairement du choc que j’ai ressenti la première fois que je suis tombé sur la traduction française d’Asylum (Asiles) d’Erving Goffman, quand, après avoir tourné quelques pages, je me suis rendu compte que le concept clé de son analyse, les total institutions, avait été traduit par les « institutions totalitaires ». En ouvrant mon Petit Robert, je découvris que « totalitaire » était en effet l’une des traductions possibles de « total », même si elle était loin d’être la plus courante. Je savais pertinemment – comme tout lecteur attentif du livre – que Goffman n’aurait jamais utilisé un terme aussi ouvertement politique, parce que ce n’était pas du tout ce qu’il voulait dire. L’article d’Asiles qui porte ce titre ne parle pas du totalitarisme, du moins pas au sens généralement entendu. Il porte sur quelque chose d’assez différent : une certaine forme d’organisation sociale, avant tout définie par sa séparation géographique des autres organisations, puis par une série de caractéristiques qui, comme le démontre Goffman, découlent directement de cet isolement, comme par exemple la division entre pensionnaire et personnel. Une autre manière dont Goffman se distingue de la littérature conventionnelle en sciences sociales dédiées à ce genre de lieux réside dans sa façon d’adopter un vocabulaire spécialisé, utilisant des mots neutres pour décrire ce qui l’était auparavant sous le signe de la désapprobation morale (à ce sujet, voir Becker, 2009). Mais, j’imagine, « totalitaire » correspondait mieux au climat politique de l’époque que « totale ». (Bien sûr, le lecteur français avisé aura à l’époque bien saisi ces nuances, et la situation à l’origine d’une telle traduction, et d’interpréter les résultats du livre en conséquence).

Mes compatriotes, contrairement à la plupart des universitaires européens, lisent rarement une autre langue que l’anglais, si bien qu’ils ne peuvent lire d’ouvrages étrangers à moins qu’ils ne soient traduits. Partout, la publication de traductions est une affaire risquée et coûteuse, et les éditeurs américains préfèrent publier des traductions susceptibles de toucher plusieurs marchés potentiels, comme par exemple un ouvrage capable d’attirer aussi bien des lecteurs de philosophie, de théorie critique ou de littérature que de sociologie. (Les livres de Bruno Latour ont sans doute été traduits en anglais parce que, quand bien même la sociologie des sciences ne serait pas un énorme champ, ils trouveront toujours un lectorat important en dehors des sociologues). Mais l’engouement pour l’exotisme (même la sociologie est exotique pour les non-sociologues) est difficile à prévoir ou à anticiper, et tabler sur ce dernier mène le plus souvent à la déception de l’éditeur. Il est bien plus sûr de choisir quelque chose de Très Bien Connu. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Pierre Bourdieu a été plus traduit que n’importe quel autre sociologue français, et pourquoi si peu des chercheurs français en sciences sociales qui m’intéressent ont été traduits.

Si les éditeurs nord-américains semblent donc peu motivés pour publier des ouvrages originellement écrits dans une autre langue, de leur côté, les auteurs nord-américains ne sont guère plus désireux d’être publiés dans une langue étrangère. Puisque leurs compatriotes lisent bien peu souvent une autre langue, publier des articles dans une autre langue que l’anglais leur est coûteux : leurs collègues américains ne seront pas capables de les lire, et, surtout, ne les citeront pas ; les étudiants ne les trouveront pas, ne les liront pas et n’inséreront pas leurs idées dans leurs propres travaux de recherche. Et puisque les journaux de langue anglaise refusent généralement de publier des traductions d’articles déjà publiés, la seule possibilité pour ces articles d’être lus en anglais sera d’être intégrés à un livre. Tout cela signifie que, à moins d’une occasion exceptionnelle et propre au pays concerné, les auteurs nord-américains sont très peu encouragés à publier dans une autre langue. En général, pour l’universitaire anglophone lambda, publier dans une langue étrangère revient à ne pas publier du tout. Si bien que seuls ceux disposant d’un réseau de collègues suffisant dans un autre pays seront prêts à faire ce genre de sacrifices.

C’est peut-être ici que repose la solution ultime à ces dilemmes qui tarissent le flux international des idées et des écrits : un processus circulaire dans lequel les universitaires de langue anglaise seraient si liés à des universitaires d’autres langues qu’ils en viendraient à trouver intéressant d’entretenir une sorte de bilinguisme. Bien sûr, quand je dis que cela fonctionne, je parle de ma propre expérience. Plus je me suis rapproché des chercheurs en sciences sociales parlant français et portugais, plus ils m’ont envoyé de textes à lire, et plus j’en ai lu (car leurs travaux sont en général au moins aussi intéressants que ceux qui sont disponibles en anglais, et, bien souvent, ils le sont plus). Cette circularité a eu pour résultat que j’ai progressivement appris toutes sortes de choses que les universitaires de ces contrées lointaines connaissent sans même y réfléchir et que j’ai par conséquent mieux compris de quoi ils parlaient : j’ai appris ce que signifie « smicard » et « intermittent du spectacle », et pas seulement dans un dictionnaire, mais dans la vie des vrais individus et des vrais groupes.

Je ne suis pas certain que mes expériences puissent fournir un modèle réaliste, même si je suis convaincu que je suis loin d’être le seul à avoir connu ce genre d’expériences. Mais ce n’est pas un remède magique : comme tout ce qui a de la valeur, il exige du travail.
Traduit de l’américain par Aurélien Blanchard.



Références bibliographiques

Antin, David, 1984, « The currency of the country », dans id., Tuning, New York, New York Directions, p. 5-47. Ce texte a été traduit en français dans David Antin, Accorder, traduction de Pascal Poyet, Genève, Héros-Limite, rééd. 2012.

Becker, Howard S., 2009, « Erving Goffman : langage et stratégie comparative », dans Comment parler de la société, traduction de Christine Merllié-Young, Paris, La Découverte, p. 234-248.

Bowker, Geoffrey C. et Leigh Star, Susan, 1999, Sorting Things Out. Classification and Its Consequences (Inside Technology), Cambridge, MIT Press.

Candido, Antonio, 1995, « Dialectique du « malandresque » : mémoires d’un sergent de milice », dans L’endroit et l’envers. Essais de littérature et de sociologie, traduction de Jacques Thiériot, Paris, Métaillié, p. 185-214.

Menger, Pierre-Michel, 2009, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Éditions du Seuil – Éditions Gallimard.

Perrenoud, Marc, 2007, Les musicos. Enquête sur des musiciens ordinaires, Paris, La Découverte, 2007.

[1] Ndt : Il existe en France une Fédération française de baseball et softball, qui accueille une dizaine de milliers de licenciés. J’utiliserai ici le vocabulaire anglais, qui nous est en fait beaucoup plus familier que le vocabulaire officiel français, que j’indiquerai entre parenthèses.

[2] NdT : En France, ce serait « travail alimentaire ».

[3] Ndt : À prendre ici au sens de « mac ».