Le répertoire de jazz

(with Robert R. Faulkner)

Nous avons entrepris une recherche sur le répertoire de jazz en nous appuyant d’abord sur nos propres expériences et souvenirs ; cependant, un travail sur le terrain et des entrevues avec des musiciens en activité ont constitué notre base la plus importante.

Commençons par un simple constat : tous les soirs, et surtout les fins de semaine, partout en Amérique du Nord, des musiciens qui ne se sont peut-être jamais rencontrés et qui, le plus souvent, n’ont jamais répété ensemble, jouent devant public pendant plusieurs heures. Ces spectacles sont précédés d’une période minimale allouée aux discussions et à la préparation. Ils jouent néanmoins assez bien pour satisfaire leurs employeurs et, très souvent, être eux-mêmes satisfaits. Nous avons conçu notre recherche dans le but de pouvoir répondre à une question tout aussi simple que notre constat : Comment ces musiciens relèvent-ils ce défi ?

Dès l’abord, une réponse d’évidence s’impose : ces musiciens peuvent jouer ensemble parce qu’ils connaissent les mêmes pièces musicales, ils ont un répertoire en commun ; il suffit que l’un d’entre eux lance un titre connu de tous, propose parfois une clé, puis compte deux mesures, et le tour est joué. Ils exécutent la pièce, comme s’ils l’avaient répétée ensemble pendant des années. Toutefois, cette réponse évidente, bien qu’à peu près correcte, n’est que le prélude à une histoire plus complexe. Notre réponse est « à peu près correcte » et non pas « entièrement correcte » et laisse supposer beaucoup de nuances. En effet, chaque prestation est différente. L’analyse de situations particulières et des prestations qu’elles entraînent laisse voir les détails du fonctionnement de ce mécanisme d’action concertée.

Les unités d’analyse de base

Quatre éléments constituent le matériau brut se ramifiant en complications que nous analyserons plus loin :

1. Les thèmes (songs) : le répertoire des musiciens de jazz (de musiciens en général) est constitué de ce qu’on appelle des thèmes (songs). Il s’agit d’une mélodie accompagnée de sa structure harmonique (et parfois de paroles).

2. Les interprètes : les musiciens (et chanteurs) qui jouent des thèmes dans des situations variées.

3. Les situations : les spectacles musicaux ont lieu dans des contextes qui se distinguent par l’emplacement, le personnel de l’établissement et leurs exigences à l’égard des musiciens.

4. Le répertoire de travail : les interprètes choisissent des thèmes parmi ceux qu’ils connaissent afin de mettre sur pied un spectacle qui tienne compte des paramètres particuliers de la situation.

Nous posons, pour le moment, ces termes comme la base de notre discours sur les éléments et le processus qui constituent les activités que nous regroupons sous l’appellation « répertoire ».

Les thèmes (songs)

Nous avons noté trois types de thèmes que jouent les musiciens, regroupés en ensembles :

a) Les thèmes traditionnels, souvent d’origine populaire, qui sont conservés en mémoire et que les non professionnels de la musique se sont appropriés (par exemple, Bon anniversaire).

b) Les thèmes écrits par des compositeurs professionnels visant la consommation de masse. Je ne suis pas sûr de la date de naissance de cette industrie (aux États-Unis, peut-être vers le début du XXe siècle). Mais déjà, dans les années 1910 et plus tard, cette mode était florissante, les auteurs produisant des milliers de songs chaque année

c) Les thèmes surtout instrumentaux, mais pas exclusivement (donc sans paroles), composés par des musiciens de jazz.

On peut considérer tous ces thèmes — tous les thèmes jamais composés, enregistrés ou joués partout dans le monde, conservés et préservés de toutes les façons — comme le réservoir de tous les thèmes que tout musicien pourrait jouer s’il le voulait et si le contexte s’y prêtait.

En résumé, un thème est une composition de courte durée avec certaines répétitions adoptant l’une des quelques formes différentes. Il existe des variations, mais elles ne sont pas marquées. Voici les formes principales :

La forme la plus simple du répertoire est le blues, composé de douze mesures et d’une structure harmonique simple. Les musiciens accordent relativement peu d’importance aux mélodies plus ou moins traditionnelles ; cependant, ils composent souvent eux-mêmes des mélodies qui deviennent alors une pièce de répertoire à part entière. Un musicien peut donc proposer à son groupe de jouer « un blues en si bémol », en précisant la clé, et les musiciens ont suffisamment d’information pour pouvoir offrir une prestation honnête.

Dans ce répertoire, la forme la plus courante des thèmes se constitue de trente-deux mesures, d’un schéma AABA ou ABAB (chaque lettre représentant un segment de huit mesures) et d’un intervalle maximal d’une dixième, mais habituellement moins ; enfin, le gros de la mélodie se développe en suivant la gamme ou par arpèges. (Au fil des décennies, un plus grand nombre de notes joueront un rôle important dans l’élaboration de mélodies.) Les thèmes que les musiciens apprennent possèdent cette structure — la norme — à partir de laquelle ils créent des variations.

La structure harmonique suit quelques modèles standards : II-V-I et les variations (progression par cycles de quinte, par exemple). On crée d’autres variations en changeant de clé (une tierce majeure ou mineure plus haut sont très courantes). Tout comme les mélodies, les structures harmoniques se sont complexifiées et diversifiées au fil des décennies. Il existe d’autres variations, dont nous ne traitons pas dans ici ; notons seulement que les thèmes composés par des groupes de jazz pour être joués sur scène s’éloignent souvent encore davantage des modèles standards.

En règle générale, les thèmes s’appuient sur des formules tellement stables que si un musicien propose à son groupe de jouer un thème qu’il décrit comme un mélange de « I Got Rhythm » avec un pont de « Honeysuckle » — le pont comprend la partie B d'une chanson typique de trente-deux mesures — les musiciens ont suffisamment d’information pour être capables de l’exécuter (pourvu qu’au moins l’un d’entre eux connaisse la mélodie, bien que même cette condition ne soit pas absolument indispensable). La plupart des thèmes sont des variations complexes à partir d’un nombre limité de modèles. Quiconque connaît la forme de base peut jouer des milliers de thèmes sans difficulté.

Afin que les musiciens y aient accès, les thèmes doivent être préservés et distribués. C’est généralement le rôle de la publication. On peut alors acheter la musique imprimée. Précisons qu’il existe beaucoup d’endroits où l’on conserve ou vend de la musique en feuille ancienne. Des thèmes simplement recopiés peuvent être distribués par voie non officielle, en faisant des photocopies, par exemple ; c’est le cas pour certains thèmes bel et bien écrits mais jamais publiés. D’autres thèmes sont tout simplement conservés en mémoire (la méthode Fahrenheit 451), comme je le fais moi-même avec bon nombre de thèmes des années 1930. Enfin, les thèmes peuvent se préserver sur des enregistrements, qui servent de partitions audio.

S’approprier un thème conservé à l’aide de l’un des moyens énumérés ci-dessus requiert certaines compétences : pouvoir lire la musique ou pouvoir reproduire le thème à l’oreille.

Les interprètes

Les interprètes se produisent sur scène, dans des contextes précis. Leur spectacle se compose d’un corpus de thèmes qu’ils ont appris et répétés et qu’ils peuvent ensuite jouer ensemble, dans une variété d’arrangements. Il s’agit là de leur répertoire personnel.

Les interprètes apprennent des thèmes à partir de partitions écrites, de spectacles publics, de la radio ou d’enregistrements. Les thèmes qui circulent varient grandement. Au cours des années 1930, on pouvait apprendre le flot continuel de nouveautés par la radio ; mais ce moyen se révèle plus difficile à mesure que la programmation radiophonique se transforme. Les musiciens de jazz ont alors l’habitude de considérer les enregistrements de musiciens et de chanteurs célèbres comme des sources privilégiées de matériaux (un thème enregistré par Chet Baker a de meilleures chances d’être entendu et appris par d’autres musiciens à la recherche de nouveautés qu’un thème enregistré seulement par des orchestres de danse populaires).

Savoir à fond un thème signifie savoir la mélodie telle que le compositeur l’a écrite ou qu’un musicien que l’on admire l’a interprétée, ainsi que les structures harmoniques sous-jacentes habituellement utilisées par les musiciens comme base d’un accompagnement ou d’une improvisation. En principe, les musiciens devraient maîtriser tous ces éléments pour chaque thème qu’ils jouent ; mais, en réalité, ils n’en connaissent souvent qu’un seul et pas très bien. Cependant, le groupe peut très bien réussir à l’exécuter en public en raison du caractère convenu des thèmes, ce qui permet de combler facilement les trous.

Le répertoire varie selon chaque musicien, tant en quantité qu’en contenu. De plus, les musiciens s’en lassent généralement à force de les jouer à répétition et les remplacent par d’autres qui font alors partie de leur répertoire actif.

Les situations

Pour chaque situation de prestation, les musiciens doivent se plier à des exigences particulières quant au type de musique, et ils doivent posséder habiletés et connaissances pour répondre à la demande.

La plupart des spectacles s’organisent en fonction de l’auditoire. Lors d’un événement public, les gens paient (des billets d’entrée ou des consommations) pour entendre de la musique, qui accompagne parfois la danse. Le goût de l’audience dicte ce que les musiciens doivent être capables de jouer ; en effet, l’audience partage souvent une culture ethnique (on ne jouera, pour tous les auditoires : O Sole Mio, My Yiddishe Mama, Does Your Mother Come From Ireland), de classe, de génération (il existe un répertoire de songs des années 1930 ou encore des années 1960) ou même de milieu (par exemple, les autres joueurs). Les auditoires changent et les musiciens doivent s’adapter à chacun.

Lors d’un événement privé, l’hôte paie le divertissement qu’il offre à ses invités. Dans ces cas, celui qui paie exige généralement un type particulier de musique (par exemple, pour danser), auquel il tient. Parfois, il faut satisfaire le goût d’une seule personne, comme le père de la mariée.

Par ailleurs, certains événements ne s’adressent qu’à des collègues musiciens. Dans ces cas, les musiciens sur scène ne se préoccuperont que de l’opinion de leurs collègues. De plus, dans un tel contexte, personne dans la salle ne demandera un air méprisé de toute la confrérie. Les musiciens sur scène ont ici toute latitude d’expérimenter, avec de nouvelles pièces, de nouveaux formats et de jeter les bases d’un nouveau mode de travail collectif.

Le répertoire de travail

Les musiciens qui ont appris certains airs, mais pas tous ceux à leur disposition, se réunissent pour jouer dans des contextes spécifiques, pour un temps déterminé, devant un public donné. L’avantage de privilégier cette définition de « répertoire » est le résultat obtenu lorsque l’on précise la nature de chaque élément constituant. Un groupe donné de musiciens, qui jouent à un endroit particulier, qui doivent satisfaire des exigences précises en s’appuyant sur un répertoire également défini, connu d’un musicien ou de tous, créeront sur le champ, et parfois pour cette seule occasion, un répertoire de travail : un répertoire de travail unique, c’est-à-dire une liste fermée d’airs qu’ils jouent à ce moment-là.

Dans le cas le plus général, un répertoire de travail ne s’inscrit pas dans la durée : il n’existe (sur le plan analytique) que le temps de ce seul spectacle. Évidemment, en réalité, les mêmes musiciens jouent souvent ensemble dans des contextes identiques ou semblables, pendant des périodes de temps prolongées. Le répertoire de travail qu’ils construisent fait alors office de ressources où ils peuvent continuellement puiser. Ils rassemblent les airs qu’ils connaissent tous selon les exigences ou le seuil de tolérance de la situation particulière. À partir de ces données, ils dressent une liste d’airs parmi lesquels ils n’auront qu’à faire un choix et qu’ils n’auront qu’à classer par ordre de présentation pour livrer la prestation de cette soirée.

Le processus d’assemblage d’un répertoire particulier pour une occasion unique implique de s’entendre sur le moment propice pour commencer, de négocier le choix des airs, de déterminer si tout le groupe connaît l’air et souhaite l’exécuter, et sinon, s’il est prêt à le jouer quand même. Les détails de la négociation révélés jettent la lumière sur les contraintes uniques à cette situation particulière, où s’inscrit le spectacle.

Lorsqu’un groupe joue ensemble pendant plusieurs soirées par semaine et pendant plusieurs semaines, chaque membre apprendra les airs connus de son collègue, saura quels sont les airs communs à tous et quelles brèches il faut colmater. Il sera au courant également des efforts que chacun est prêt à fournir pour combler les manques, pour apprendre de nouveaux airs ou pour prendre le risque de jouer un air qui ne lui est pas familier. Certains processus se mettent également en branle ici. Par exemple, un seul membre du groupe peut se révéler le découvreur de facto ; c’est lui qui proposera alors aux autres d’apprendre et de jouer de nouveaux airs à l’intérieur de leur période d’engagement. À d’autres occasions ou au sein d’autres groupes, tous les membres pourraient se partager ce rôle.

Voici les principaux éléments de cette négociation :

1. Le choix des airs à partir d’un ensemble de ressources accessibles,

2. L’ordonnancement des airs choisis et leur classement par ordre de priorité en fonction d’un spectacle unique pour créer une compilation de travail (working set),

3. L’adaptation de cet ensemble préliminaire en fonction des contraintes de la situation, du type de public, des employeurs et d’autres agents de contrôle social.

Le répertoire de travail qu’un groupe élabore de cette façon consiste en un nombre plus ou moins stable d’airs connus de tous et que tous sont prêts à jouer ; il implique aussi que tous sont disposés à apprendre de nouveaux airs ainsi qu’à les exécuter lors de leur prestation. (L’état d’esprit peut varier selon le groupe et parfois selon la soirée.)

Les répertoires résultant de ce processus peuvent se classer selon au moins trois caractéristiques :

a) Le nombre d’airs dont dispose le groupe comme ressources (le bassin),

b) La diversité : la variété d’airs que le groupe accepte de jouer ; autrement dit, l’écart, sur le plan musical, entre les pièces sélectionnées parmi le bassin commun,

c) La variabilité de l’ensemble des airs choisis et de leur exécution d’un soir à un autre. (Par exemple, les musiciens doivent-ils jouer seulement de la bossa-nova ou du be-bop ou encore seulement des airs populaires, ou ont-ils carte blanche ?) De quelle latitude jouissent les musiciens quant à la variété des styles ? Sont-ils libres d’improviser ou contraints de reproduire l’interprétation d’un enregistrement particulier ?

Les types de répertoires différeront selon les combinaisons possibles de tous ces éléments. En voici quelques-uns pour lesquels nous avons des exemples empiriques (qui leur ont donné leurs noms) :

Le Tristano (nommé d’après mon professeur de piano, Lennie Tristano, qui suivait rigoureusement ce modèle) : la base se constitue d’un très petit nombre d’airs (Tristano n’en conservait pas plus d’une douzaine), sans ordre particulier de présentation. Ce sont des airs connus de tous. Ce répertoire se caractérise par sa stabilité, les musiciens n’en changeant pas souvent et n’y ajoutant que peu de nouveaux airs, considérant que le répertoire établi suffit.

Le Bobby Laine (nommé d’après un saxophoniste avec lequel Becker a joué à Chicago) : De nouveaux airs, exécutés dans une variété de styles, s’ajoutent sans cesse et dont la sélection prélevée change également constamment. On peut jouer un air au cours de plusieurs spectacles et pendant une semaine entière, puis on peut l’abandonner des mois durant. La liste établie (set list) regroupe les airs dans l’ordre où ils seront joués lors d’un spectacle donné ; elle varie grandement d’un soir à un autre, car on y ajoute sans cesse de nouveaux airs.

Le Messer (nommé d’après un guitariste avec lequel Faulkner joue souvent) : l’orchestre répète un ensemble établi d’airs en prévision d’un spectacle particulier ou un type de spectacle, pour en produire une version bien rodée et de très haut niveau.

Le MacLeod (ou Club Date) (nommé d’après Bruce MacLeod, qui le décrit dans son livre Club Date Musicians1) : une grande variété d’airs sont minutieusement agencés pour toute la durée d’une soirée, par un leader qui vise à satisfaire les clients qui l’ont embauché. Une variante de ce type de répertoire est l’orchestre fantôme (ghost band), qui reproduit les interprétations d’un orchestre défunt, mais connu par ses enregistrements (des orchestres qui imitent les interprétations des Duke Ellington, Count Basie, Glenn Miller, et autres, continuent de se produire aujourd’hui).

Dans chaque contexte, on privilégiera un type de répertoire particulier. Le Bobby Laine, par exemple, est mieux reçu dans les clubss de Chicago où Becker a joué avec Bobby Laine lui-même. Dans ces endroits, l’orchestre jouait pendant sept heures tous les soirs, devant des gens qui ne prêtait pas vraiment attention. Les musiciens étaient fort susceptibles de s’ennuyer et de chercher alors dans la variété une manière de raviver leur intérêt.

Ces processus de choix d’un répertoire soulèvent la question de recherche à laquelle nous tentons actuellement de répondre : comment les musiciens créent-ils, à partir du réservoir d’airs qu’ils ont en commun, un répertoire de travail façonné en fonction d’une situation donnée d’exécution ? Quelles sont les variétés de processus et quels résultats obtiennent-ils ? Enfin, que nous révèle l’analyse détaillée de ce cas sur le processus général de formation d’un répertoire ? Car le terme « répertoire » est maintenant utilisé couramment dans un sens métaphorique pour parler de « culture » et de concepts similaires. Nous voulons d’abord l’étudier dans le contexte de la discipline où « répertoire » s’emploie dans son sens littéral.